Dès
que fut
énoncée, il y a une quinzaine d'années
(donc vers
1890) dans un Congrès réuni à Paris,
cette
formule, bientôt fameuse, l'effet fut immédiat.
Il
semblait qu'elle apportât la solution, cherchée
depuis
longtemps, aux problèmes qui se posent dans le monde du
travail.
Elle allait inaugurer une ère de repos
et d'aisance pour les
ouvriers, et assurer aux déshérités la
place
qu'ils avaient en vain réclamée jusque
là. En
est-il ainsi ? Peut on espérer qu'il en sera ainsi ?
Pour
exprimer une opinion de quelkque portée sur un
problème
aussi complexe, il est essentiel de tenir compte des
expériences
qui ont été déjà
tentées,
comme des
lois qui, en tout état de cause, régissent les
questions
économiques.
Une formule
magique - Il existe des lois
économiques qu'on ne peut méconnaître.
On comprend aisément la
séduction
exercée
sur les travailleurs par cette formule qui semble faire une juste part
au labeur et au repos.
Aussi les "Trois Huit" figurent-ils le plus
souvent en tête des revendications ouvrières qui
se
produisent au sein de l'industrie. Et voici à peu
près le
dialogue qui s'engage :
"Veux tu, disent à l'ouvrier
certains
théoriciens, ne travailler que 8 heurtes au lieu de 10
heures,
et souvent de 12 heures ?
- Et je gagnerai autant, interroge aussitôt
celui-ci, justement inquiet de son salaire,
- Mais certainement, puisque la réduction
s'applique
à ton travail et non pas à ton salaire, qui
restera le
même "
La méfiance première est ainsi
dissipée.
"Puisque je gagnerai autant en travaillant moins, ma réponse
ne
fait aucun doute : vivent les Huit heures !..."
L'ouvrier ne se demande pas comment son patron qui, dans
son
prix de revient, doit comprendre pour une large part le salaire de
l'ouvrier,
fera pour arriver à conserver ce prix de revient
inférieur au cours de vente.
Et pourtant, c'est là toute la question.Dans les
affaires,
il ne
sert à rien de se payer de beaux discours. Il y a des
éléments positifs, précis,
dont il
faut bien tenir
compte, et qui s'imposent.
Or, il s'agit ici, non pas d'un calcul
compliqué, mais d'un raisonnement de bon sens. Et il est si
simple qu'il n'est personne à qui il ne
soit pas accessible,
aucun ouvrier qui ne puisse, se référant
à ce
qu'il sait et voit autour de lui, en constater la justesse.
En effet, la réduction des heures de travail
amène dans
beaucoup d'industries, un abaissement de la production. Si le salaire
reste le même,
la dépense se répartit
sur une
production inférieure et augmente d'autant le prix de
revient de
la matière fabriquée. L'industriel, le
propriétaire de mines,
obligés de hausser leur
prix de
vente, et trouvant devant eux des concurrents mieux armés,
parce
qu'ils ont des frais de main d'oeuvre moins
élevés,
voient leurs affaires péricliter et les conduire
fatalement
à la ruine.
C'est là un calcul irréfutable. Et lorsque le
producteur,
après avoir vu s'enfuir ses bénéfices
et la caisse
se vider, n'aura plus d'autre ressource que de fermer son usine,
qui
donc donnera du travail à l'ouvrier, désormais
mis en
disponibilité ? Ce n'est plus le salaire de 8 heures qu'il
réclamera alors, mais celui d'autrefois, fût-il de
12
heures,
pourvu que l'aisance, avec le travail, revienne au logis.
Seulement, peut être sera-t-il trop tard, et l'ouvrier
sera-t-il
contraint de reconnaître qu'avec le système
des
Trois
Huit, il a imprudemment tué la poule aux oeufs d'or.
Ce n'est encore là qu'un raisonnement. Il s'agit de voir
maintenant s'il est confirmé par les faits...
Chez
les mineurs - Les heures
sont réduites, la production baisse.
Prenons pour exemple
l'industrie houillère : nous pourrons y
constater la relation qui existe entre la réduction de la
journée de travail et l'abaissement de la production
générale.
Songez que, dans les exploitations
minières, la conquête des Huit Heures est l'une
des causes
déterminantes de ces grèves formidables, dont
l'une des
dernières en date,
celle de Montceau les Mines, n'a pas
duré moins de 105 jours, tout en faisant perdre aux ouvriers
mineurs plus de 4 millions de francs de salaires, et permettant aux
houillères
allemandes d'accroître, dans des
proportions
considérables, leur importation en France de charbon et de
coke.
Lors de la grève survenue en 1899 dans le bassin houiller
de
la
Loire, en vue d'un apaisement désiré par tous,
diverses
réformes étaient consenties à la suite
d'un
arbitrage.
La durée du travail était
réduit
d'environ 9%. L'arbitre ouvrier s'engageait à maintenir une
somme d'efforts identiques, bien que répartis sur un temps
moindre.
Malgré la bonne volonté des ouvriers
mineurs,
qui tenaient, on le conçoit, à donner raison
à
leur arbitre, la
production baissa partout.
Elle baissa de 5,8% dans la Compagnie de
Saint Etienne, de 6,1% aux
Houillères de la Loire, de 5,5% aux mines de Montrambert.
Même constatation dans le Pas de Calais, à Bruay,
où, à la suite d'une réduction d'une
demie-heure
dans la durée de la journée de travail, la
production
tomba de 3350 kilos à 3100 kilos, par poste d'ouvriers, soit
une
diminution de production correspondante de 7,5%. Et ce ne sont
là que quelques exemples.
En
réalité, la
répercussion de la diminution des heures de travail se fait
sentir non seulement dans les mines et dans l'industrie textile, mais
dans toutes les industries;
elle entraine d'abord l'augmentation du
prix de revient, ensuite de plus grandes difficultés pour
remplir certains engagements pris par l'industriel. L'industrie
métallurgique,
par exemple, est parfois acculée
à
des délais très courts. Qu'il s'agisse d'une
commande de matériel de chemin de fer, rails,
locomotives, wagons, ponts,
ou de matériel de guerre, le
metallurgiste devra la livrer rapidement. Pour y arriver, il devra
employer deux ou trois équipes là ou une seule
aurait
autrefois suffi.
Mais le pourra-t-il toujours ? La réduction
des
heures de travail lui crée ainsi un préjudice
sensible.
Notre
industrie
obligée de vendre cher.
En
outre, tout se tient dans l'ordre économique, et chaque
incident
y a de lointaines répercussions. Par suite, c'est le pays
tout
entier, c'est toute la vie économique que troublerait
profondément une réduction des heures de travail
dans les
conditions où elle est réclamée
aujourd'hui.
L'élévation du prix de revient du charbon, ce
pain de
l'industrie, consécutif à
l'établissement de la
journée de huit heures n'intéresserait pas
seulement les
165 000 ouvriers mineurs de France, elle intéresserait
encore
les 500 000 ouvriers qui travaillent dans les usines
métallurgiques, les 25 000 ouvriers du gaz et de
l'électricité, les ouvriers des chemins de fer,
des
arsenaux, des manufactures, du bâtiment, etc...Ce serait un
renchérissement général de tous les
produits
fabriqués, par suite, la hausse du prix de la vie
elle-même. Et ceux qui seraient les premiers à en
souffrir
ce seraient justement ceux qui vivent du travail de leurs mains.
Quelques chiffres à l'appui. On a calculé qu'une
élévation de 2F à 2,50 F dans les prix
de la
houille ferait monter de 4,50 F le prix de revient de la fonte, de 7
francs celui de l'acier, de 10 F celui des tôles, de 15
à
30 F celui des produits finis et des machines.Les chemins de fer, la
flotte de guerre ou marchande, les plus petits comme les plus grands
ateliers éprouveraient d'inquiétantes surcharges,
qui,
toutes, auraient leurs répercussions sur le bien
être
général, allégeant les petites bourses
dans des
proportions bien faites pour les inquiéter.
Et ce n'est pas tout. La Francene vit pas que de son commerce
intérieur. Son exportation de produits fabriqués,
qui se
chiffre à plus de 2 milliards, est l'une des sources de sa
prospérité, en même temps qu'une source
de travail.
Pour maintenir ce chiffre de 2 milliards, nos industriels doivent
lutter, dans les pays où ils vendent leurs produits, avec
leurs
concurrents étrangers. Comment le feront ils s'ils sont
obligés de modifier les conditions de fabrication dans un
sens
qui aboutit à hausser leur prix de revient, par
conséquent, leur prix de vente ? Et si les mêmes
revendications ne triomphent pas en même temps hrs de France,
comment pourront-ils lutter par ce bon marché qui tend de
plus
en plus à devenir la loi dominante sur toutes les places du
monde ?
Le
chômage
est à redouter - L'ouvrier remplacé par la
machine.
On le voit, la
journée de
8 heures aurait des conséquences ruineuses. Mais
apportera-t-elle à l'ouvrier l'augmentation de
bien-être
qu'il en attend ? Lui assurerait-elle, tout d'abord, ces huit heures de
travail, sans lesquellesles 8 h de loisir et les 8 h de repos qui les
accompagnent dans la formule des Trois Huit ne seraient plus
pour lui que des heures de misère et de privations?
On peut s'en rapporter, sur ce point, à la chambre de
commerce de Paris, bien située pour savoir ce qui se passe
dans l'industrie. Interrogée récemment par le
ministre du commerce sur les conséquences d'unhe diminution
de la journée de travail, elle répondait :" Avant
de promettre que l'obn travaillera moins longtemps en gagnant le
même salaire, il faut être sûr
qu'à ces conditions, le travail ne manquera pas. Le pire
malheur pour l'ouvrier, c'est le chômage, et c'est
là cependant qu'aboutiront fatalement les
réductions de travail excessives et
précipitées, dont l'effet sera d'augmenter le
prix de revient et de diminuer les commandes."
Or la diminution des commandes, c'est la diminution correspondante de
la main d'oeuvre, c'est le chômage.
Par l'application de la journée de 8 heures, l'ouvrier se
trouverait donc menacé de chômer. Voici une autre
conséquence : le développement du machinisme, qui
conduit à un déplacement toujours
inquiétant du trzavail humain. La machine envahit
déjà toute l'industrie : c'est elle qui tisse nos
vêtement, qui nous habille, nous chausse, nous coiffe, nous
transporte, moissonne le blé, le moud, cuit le pain. Huxley
estime que 7 millions et demi d'ouvriers anglais produisent
aujourd'hui en 6 mois, autant que la population du globe
produisait en un an il y a un siècle.
Elle donne à l'industriel le temps et la quantité
de travail qu'il en réclame ; elle double, triple la
production, s'il le faut. Quand on réduit outre mesure la
production à la journée,
l'intérêt de l'industriel est, toutes les fois
qu'il le peut, de remplacer de plus en plus la main d'oeuvre par la
machine. Cette loi se vérifie partout.
A ce point de vue, nous citerons une histoire qu'il importe de
méditer. Un industriel, afin de mieux lutter avec la
concurrence étrangère, prit la
résolution de diminuer ses frais de lmain d'oeuvre. Il
partit pour l'Amérique, s'aboucha avec un de ces hardis
inventeurs qui sont toujours en quête de nouveaux moyens pour
remplacer la main d'oeuvre par une ingénieuse combinaison de
mécanismes, et revint avec un instrument qui, par le jeu
automatique de ses organes, supprimait à lui seul 25
ouvriers. Huit de ces machines en supprimaient deux cents ! Le
personnel ouvrier nécessaire à leur conduite
n'était plus que d'une douzaine de personnes.
Ainsi, le chômage, sous une double forme, soit par suite de
la ruine de l'industrie, soit par la substitution du travail de la
machine à la main d'oeuvre, voilà ce que
réservent aux travailleurs les Trois-Huit...
Ce
qui ruine la France enrichit
l'étranger.
En outre, il
est un point de vue que nous n'envisageons pas suffisamment en France :
c'est que nous ne sommes pas seuls en Europe. A peine avons nous commis
une imprudence ou une erreur, nos concurrents des autres nations
s'empressent d'en profiter et nous la font payer cher.
Là encore, les chiffres parlent d'eux-mêmes.
Dès que s'est déclarée la grande
grève des mineurs de 1902 réclamant la
journée de 8 heures, les exportations houillères
allemandes s'accroissent rapidement. Les usines
métallurgiques de l'Est, craignant de manquer de
combustible, passent des contrats à long terme avec les
mines de Westphalie. l'exportation allemande qui en novembre 1901
était de 70 470 tonnes, monte en novembre 1902 à
176 920 tonnes. Les représentants des maisons allemandes
passent des marchés jusqu'à Amiens. Pour la
première fois, on voit entrer à Saint Etienne des
wagons chargés de houille extraite de l'autre
côté du Rhin ! L'exportation anglaise croit de 482
000 tonnes à 874 000 tonnes !
Par une conséquence inévitable, la
grève a son retentissement sur les marchés
financiers des valeurs des charbonnages. Les actions allemandes montent
de 40 et de 50 Francs. Même résultat en Belgique,
où l'on voit les actions des charbonnages belges
s'élever de 380 à 445 F ! La fortune
française s'écoule par dessus la
frontière, au grand bénéfice et
à la grande joie de nos voisins.
Pendant ce temps, la grève faisait perdre aux mineurs du
Nord et du Pas de Calais 15 979 307 Francs de salaireqs. Que de
misères, que de drames, que de ruines amoncelées !
Or on oeut comprendre que les ouvriers s'exposent aux privations de
toutes sortes et aux souffrances immédiates que
représente pour eux une grève, quand ils en
attendent dans l'avenir un bienfait réel. mais on voit que
dans le cas actuel, il n'y aurait que duperie. Ey l'on doit doublement
regretter que quelques unes des grèves les plus formidables
aient été organisées en vue d'aboutir
à un résultat qui, par lui-même, serait
si fâcheux pour l'ouvrier.
Est_ce à dire qu'il n'y a rien à tenter, qu'il
faille d'avance repousser tout projet de réforme dans les
conditions actuelles de travail, et que l'ouvrier doive abandonner tout
espoir de voir diminuer ses efforts, et augmenter la juste
rétribution de son activité et de ses talents ?
Non, certes, mais au cas où il serait possible de diminuer
la journée de travail dans certaines limites compatibles
avec le bon fonctionnement des diverses industries, encorte l'industrie
française ne doit-elle pas être la seule
à accepter cette diminution.
Si nos prix de revient augmentent, l'industrie
étrangère vient concurrencer notre
marché intérieur, en même temps qu'elle
nous ferme son marché à elle. Si donc l'industrie
française accepte une situation nouvelle, il faut, pour
qu'elle ne soit pas préjudiciable, que toutes les industries
ses voisines l'acceptent en même temps qu'elle. Suivant une
frappante expression, la France ne peut pas jouer, dans cette question
de vie et de mort de sa puissance industrielle, le rôle de
"Don Quichotte de la réduction du travail".
La question de
la limitation de la journée de travail ne pourrait donc
être résolue qu'à la suite d'une
conférence et d'une entente internationales entre les
producteurs des divers pays. On voit d'avance à quelles
difficultés se heurteraient les discussions, si jamais
semblable projet était mis à
exécution, dans quel inextricable réseau de
coontradictions elles auraient à se débattre
quand il faudrait donner satisfaction aux désideratas
d'industries les plus diverses et ayant souvent à
défendre des intérêts
opposés.
Au lieu de chercher le mieux en mettant des entraves à la
liberté du travail, il est beaucoup plus conforme
à la nature des choses de l'attendre du progrès
général des moeurs, du bienfait de
l'initiative privée qui a déjà
réalisé en ce sens de notables
améliorations, et de l'entente raisonnée entre
industriels et travailleurs dont, on ne saurait trop le
redire, les intérêts sont essentiellement les
mêmes...