Le canal des Deux Mers 1894. Article de Yves de la Basthe, ingénieur dans "Le Cosmos" du 18 Août 1894

Historique.
Comme toutes les grandes idées, celle de réunir l'Océan et la Méditerranée par un canal a eu une longue éclosion.
Les Romains avaient déjà songé à créer une voie d'eau à travers la Narbonnaise, afin d'abréger les routes, et surtout éviter les grands dangers du détroit de Gibraltar. Mais leurs moyens ne leur permettaient pas de mettre cette œuvre à exécution.
L'idée ne fut reprise que sous François I°, sans aboutir. Richelieu fit faire de nouvelles études qui ne dissipèrent pas le soucis des précedentes sur l'alimentation en eau de ce canal.
C'est Pierre Riquet, baron de Bonrepos, qui avec l'autorisation du Roi par un édit de 1666, entama le creusement de ce canal achevé en 1681, et ouvert six mois après la Mort de Riquet.
Ce canal avait coûté la somme, formidable pour l'époque, de 17 millions de francs, dont les deux tiers avaient été fournis par les états du Languedoc et l'autre tiers par Riquet lui-même. Sa fortune personnelle avait été totalement absorbée, et il laissait à ses héritiers sa gloire et 2 millions de dettes.
Le canal du Languedoc a 10 m de largeur au plafond, 20 mètres à la flottaison, et 2 mètres de profondeur. Il rend bien encore des services à la petite navigation, mais il ne répond ni aux besoins de notre époque, ni aux nécessités de l'avenir.
Aussi, depuis un demi-siècle a-t-on plusieurs fois proposé de le transformer en instrument de grande navigation.
Eviter le détroit de Gibraltar ! C'est le grand désir des navigateurs qui redoutent ce passage, aussi terrible en temps de paix par ses courants violents et ses vents contraires, qu'il le devient en temps de guerre par ses canons.
Il n'est pas rare, en effet, de voir des flottes entières attendre plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, qu'une saute de vent veuille bien leur permettre de franchir le détroit. De nombreuses compagnies d'assurance refusent de garantir cette traversée.
En 1867, M. de Magnoncourt présenta un projet de canal maritime de 10 m de profondeur, allant de Rochefort à Marseille, par Bordeaux.
M. Lecomte dressa un contre-projet dans lequel il empruntait le canal du midi et le canal latéral à la Garonne, pour créer un canal maritime de 8 m de profondeur entre Sète et Arcachon..
De 1870 à 1886 se succèdent quantité de projets dont aucun n'est retenu.(1) Les choses en étaient là lorsque s'est fondée la Société nationale d'initiative et de propagande pour l'exécution du canal des deux mers. Cette Société comprit tout de suite qu'à notre époque toute scientifique, on ne pouvait pas atteindre le but désiré par une œuvre personnelle et qu'il était préférable de faire appel à toutes les lumières, à toutes les conceptions techniques.
Un programme parfaitement conçu et très détaillé fut envoyé à tous les ingénieurs français. Environ 250 ingénieurs ont adhéré à ce concours. Nous y reviendrons plus tard.
Avantages du canal des Deux-Mers.
Si nous prenons l'île d' Ouessant dans l'Océan Atlantique, et celle de Malte, dans la Méditerranée comme points de passage commun à la plupart des lignes maritimes dans les deux sens, nous voyons que l'économie de distance, en faveur du canal, atteint 2300 km sur la route de Gibraltar. En comptant une durée maximum de cinquante heures dans le canal, les navires gagneront, en l'adoptant, de trois à huit jours, suivant leurs points de départ et d'arrivée.
L'armateur fera ainsi de cinq à dix voyages de plus par an.
Les avantages que l'agriculture doit tirer par l'irrigation, de cette construction sont évidents à tous. C'est près d'un demi-million d'hectares qui bénéficieraient d'une luxuriante fertilité.
Les vaillantes populations du midi attendent avec une légitime impatience l'exécution de ce travail, car il va falloir, sous peine des complications les plus graves, fournir du travail à ces légions d'ouvriers qui vont avoir terminé notre grand réseau de chemin de fer, et sont ainsi à la veille d'un chômage dangereux pour l'ordre social.
Non seulement cette magnifique route maritime fournira un produit considérable aux capitaux qui y auront participé, mais elle aura pour conséquence immédiate d'assurer, par l'annihilation de Gibraltar, notre indépendance militaire et notre suprématie dans le bassin de la Méditerranée, que la Grande Bretagne cherche de plus en plus à transformer en lac anglais.
L'exposition des Projets
Nous avons dit plus haut que 250 ingénieurs ont adhéré au projet. La Société organisatrice a organisé une exposition où a été retenue une quinzaine de projets particulièrement intéressants.
Les dépenses prévues par les différents auteurs vont de 1500 millions à 500.
La préoccupation de la plupart des concurrents est évidemment l'alimentation possible du canal, et par suite, la recherche des moyens qui exigent la moins grande dépense d'eau. Les procédés mécaniques, chemins de fer à navires, écluses roulantes, sas à patins, écluses mobiles portant les navires immergés, etc… ont évidemment la faveur.
Nous ne savons pas encore sous quelle forme la Société d'Initiative pour le canal des Deux-Mers tirera parti de l'immense somme de travail qu'elle a provoquée. Mais on peut dès aujourd'hui lui savoir gré de ce premier et puissant effort en faveur d'une œuvre qui intéresse à tant de titres la prospérité de notre pays.

La Première guerre mondiale arrête toute préoccupation de cet ordre, mais cependant, un dernier projet vit le jour en 1928, encore plus énorme que le dernier, puisqu'il prévoyait le passage des plus gros navires de guerre et transformant à cette occasion le bassin d'Arcachon en rade pour vaisseaux de guerre.
Cette exposition n'aboutit à aucun projet définitif.
En 1904, la Chambre des députés examine le rapport de M.Honoré Leygue sur le dernier projet en date, conçu par l'ingénieur Louis Verstraët, qui est beaucoup plus ambitieux que tout ce qui a été proposé antérieurement. La canal passe à 70 m de largeur, 10m de profondeur, et serait constitué de treize écluses munies d'ascenseurs. L'alimentation en serait assurée par une prise d'eau dans la Garonne, et la construction de gigantesques réservoirs dans la vallée de l'Ariège, et sur les rivières descendant du Massif Central. En 1902, un premier vote en faveur du projet reçoit les voix de 113 députés. En 1905, ce sont 302 voix qui soutiennent le projet. Une commission technique émet un avis défavorable sur ce projet, qui entraînera le suicide de l'ingénieur en 1910.
Les écluses à portes coulissantes auraient été composées de quatre bassins accolés, avec une hauteur de chute de 22,5 mètres.

Ce dernier projet ne vit - et ne verra - jamais le jour. En 1932, la crise économique mondiale, suivie d'années très difficiles et de la deuxième guerre mondiale seront fatales à un projet qui depuis l'Antiquité, aura fait couler beaucoup d'encre.


(1) Parmi eux, on notera celui de M.Manier, professeur à Oxford, qui, le 16 Août 1880 fait une communication à la 9° session d' l'Associaiton pour l'avancement des sciences, qui se tient à Reims
dans laquelle il présente son projet d'un canal de 100 m de largeur où les bateaux seraient halés depuis la berge à 15 km/h, et l'oppose aux autres projets en vue alors, qu'il juge trop timorés…
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