Le Fonds photographique Poyet : un sauvetage in extremis en 1987, par Francis Dumelié

voir l'émission de FR3 diffusée dimanche 23 janvier 2011 sur le Fonds photographique Poyet

Les plaques de verres sont stockées dans les boites d'origine, souvent très décorées

En 1986, alors que je travaillais à la mise au point d'un procédé de reproduction photographique sur carrelage, je cherchais à améliorer la qualité des films permettant d'arriver à cette reproduction en partant de négatifs aussi grands que possible.
Inévitablement, je suis arrivé à rechercher de vieux négatifs sur plaques de verre, et assez facilement, par petites annonces, en courant les brocantes, j'ai accumulé quelques centaines de plaques dont les plus grandes faisaient 13 x 18 cm, permettant des agrandissements considérables avec une qualité qu'aucune émulsion actuelle ne peut apporter.
Lors de la brocante du premier dimanche de décembre 1987, je tombe sur un gamin planté devant un panier mannequin rempli de boites de plaques. Peut-être une centaine de boites. J'en ouvre une. La première plaque offrait sa face verre, l'émulsion étant contre l'émulsion de la deuxième plaque. Incontestablement, ce rangement montrait un soucis très professionnel de protection des précieuses images. Des portraits. Chaque plaque portait un numéro à l'encre jaune. J'avais sous les yeux les plaques 22800 à 22950.
Des chiffres vertigineux...
J'interroge le jeune homme sur l'origine de ces plaques, et il m'apprend que son père est entrain de vider la maison d'un photographe d'Epernay.
Le jour même, j'étais chez le brocanteur pour lui proposer le rachat des plaques.
Sur son terrain, devant un hangar, il y a déjà un tas de boites éventrées, les célèbres sacs jaunes Kodak servant à l'envoi des pellicules au laboratoire de traitement remplis de boites. C'est un mètre cube de photos à coup sûr perdues, car il tombe un crachin glacial.
Dans son camion, la carcasse de bois d'un agrandisseur, une chambre d'atelier de grand format, avec son objectif...
Je réussis à obtenir l'adresse du photographe, rue Gambetta à Epernay, et je lui propose après accord sur la transaction de vider moi-même ce qui reste.
Mon fils Gilles qui a alors 16 ans m'aide à transporter la chambre, l'agrandisseur, et une partie des plaques répandues sur le sol, dans notre camionnette.
Il faudra trois voyages pour emporter tout ce que le brocanteur avait déjà sorti de la maison du photographe, et c'est lors du dernier voyage que Gilles m'interpelle:
" Papa, regarde dans la benne, il y a des gros livres."
En effet, le brocanteur avait déjà commencé un tri fatal : dans la remorque de tracteur, ce qui finirait à la décharge, et par terre ou sous un hangar ce qui pourrait faire de l'argent.
Il y a en effet "des gros livres ": 23 registres manuscrits reliés portant les numéros de prises de vues, le nom des clients, leur adresse, la date, le prix du travail...
Le magasin Poyet en 1905 Jean Poyet en 1910. Il a 34 ans

Sous les registres, nous trouverons 47 agendas, de 1930 à 1977, qui ont servi à noter tous les rendez-vous du photographe - des photographes, car plusieurs générations ont dû travailler sur cette période. Le plus ancien registre date de 1903!
Les agendas sont les brouillons, et les registres la mouture recopiée, les archives de trois quarts de siècle de prises de vues...
Dans la benne du tracteur, des chaises écroulées, des matelas, des ordures, mais nous fouillons tout, de peur de perdre un seul registre...
Nous voilà enfin à Epernay, rue Gambetta. L'entreprise s'appelle Poyet.
Nous participons au va et vient du brocanteur et de ses aides. Ils sortent les meubles, vident l'atelier, pendant que nous montons dans le grenier où sont rangées sur des planches fortement cintrées des milliers de boites de plaques, les plus anciennes tout en bas, sur le plancher, les plus récentes au sommet.
Le tout recouvert d'une vénérable poussière.
En six voyages, nous réussirons à regrouper les cinq tonnes de plaques de verre, dont certaines de très grand format : quelques dizaines font 30x40 cm.
Noirs comme ramoneurs, nous n'avons rien vu, rien regardé, ne pensant qu'à sauver très vite tout ça, avec juste raison, car estimant avoir vendu tout ce matériel sans doute trop bon marché, le brocanteur amène sur place d'autres potentiels clients à qui il essaye de refiler au détail, ce qu'il m'a déjà vendu. Gilles ne pouvant pas conduire, il monte la garde et les six voyages seront faits dans la journée, une longue journée...
 La découverte
Au-dessus d'une table lumineuse, je commence à regarder, boite par boite, après dépoussiérage des tranches.
C'est fabuleux. Une quantité incroyable de portraits, de bébés tout nus sur des coussins mais aussi des reportages, des vues de caves, des actualités, processions dont les prises de vues sont toujours faites de manière à ce qu'en fond, apparaisse le magasin Poyet - publicité bien ordonnée commence par soi-même -, des magasins d' Epernay, enfin, trois quart de siècle de la vie d'une région où se côtoient notables, militaires, événements marquants, foires, inondations...
 Mise en ordre.
Cinq tonnes de plaques de verre, réparties dans des milliers de boites, des cartons de négatifs sur support souple, des caisses de négatifs récents, photos publicitaires en couleurs, portraits de communiants, de mariés.
Un énorme tas qu'il va falloir organiser, ranger.
Grace à la vente aux Domaines du matériel du commissariat Rockfeller, je peux acquérir une quantité de classeurs à clapets, de classeurs à bascule solides, dont la couleur verte patinée dissimule mal quelques pointes de rouille.
Réclame très "début de Siècle"

Encore quelques mois de travail pour repeindre les précieux classeurs en blanc à la peinture epoxy, et organiser le rangement des boites par ordre chronologique. L'ensemble va constituer un linéaire de près de 10 mètres de long sur deux mètres de hauteur
Il me faudra un peu plus de quatre ans pour avoir regardé la presque totalité des clichés.
Pendant cet examen, j'amorce un tri, laissant dans les boites d'origine tous les portraits- c'est la plus grosse part des prises de vue- et regroupant en deux rubriques : Champagne ( près de 1000 vues) et Vie locale ( un peu plus de 2000 vues) toutes les plaques qui seront alors rangées dans une enveloppe de papier cristal.
L'identification par le numéro permettra la rédaction d'une étiquette pour chacune des 3000 plaques extraites des boites d'origine et la constitution d'un fichier informatique permettant d'autres tris que seulement chronologique.
Ainsi, pour tout ce qui concerne le champagne, le nom, le type d'image : vues extérieures, de cave, tonneaux, pressoirs, etc... permet de faire des recherches rapides.
Découverte aussi très émouvante, celle d'une soixantaine de boites contenant les photos de familles de Jean Poyet, depuis le début du siècle jusqu'à sa mort en 1956.
 Méthodologie
Après avoir rangé l'ensemble des plaques et négatifs se pose le problème de l'organisation de la saisie de l'ensemble.
Un rapide coup d'œil aux registres fait apparaître des manques importants.
De 1903 à 1911, de nombreuses lignes sont rayées, et les négatifs correspondants n'existent plus, ou au moins ne sont pas dans ce qui a été récupéré.
Je décide alors de faire une saisie plaque par plaque, de la plus ancienne, n° 94 jusqu'au
n° 9999. Avec les plaques disparues, cela représente 1490 fiches.
Ensuite, la presque totalité des plaques est là. Un gros trou pour les années 1942-1947 correspondant au premier tas emporté chez le brocanteur, dont les cartons ont fondu à l'humidité, et comble de malchance, cette période correspond à celle du début de l'utilisation par Jean Poyet de clichés souples en acétate qui, gonflés par l'humidité constituent une colle gluante noyant les plaques de verre voisines.
Presque la moitié seront cependant sauvées, même si parfois, le numéro a disparu malgré un traitement minutieux par trempage, puis lavage et tannage des gélatines.
Les 23 registres se terminent par un index alphabétique minutieusement tenu qui permet de retrouver toutes les plaques correspondant à un client donné.
 Le tirage
Même si on s'habitue très bien à fréquenter les gens en négatif, la nécessité de faire des tirages papier s'impose.

Pressage chez Lemoine, à Rilly la Montagne, le 23 septembre 1921

Afin de rendre la consultation aisée, je choisis d'agrandir en 18 x 24 cm plutôtque de faire des tirages par contact.
L'agrandisseur en bois a été remonté, sa boite à lumière retrouvée dans la fameuse benne à ordure, et après quelques tâtonnements, sa pratique s'avère très aisée. Un porte-plaques en bois permet de passer tous les formats, jusqu'au 24 x 30 cm, et l'objectif de 300 mm de focale est d'une luminosité exceptionnelle.
Bien sûr, le tirage est commencé sur la section Champagne, puis sur la section Local.
Sur les 3000 négatifs, quelques centaines sont tirés.
Prise de vue du 14 février 1930. La Librairie Péroche, voisine de la boucherie, a été photographiée en novembre 1928

Un peu d'histoire : enquête
 Témoignage:
Par le minitel, je trouve l'adresse de Fernand Poyet, le fils du photographe. C'est un vieux monsieur de 88 ans, en retraite seulement depuis quatre ans qui, après une légère méfiance venant du fait qu'il ne comprends pas très bien ma démarche,va m'ouvrir ses souvenirs avec une générosité et une verve incroyables, et son témoignage apporte un éclairage formidable sur la véritable aventure que représente la constitution de ce fonds iconographique.
Commence alors un échange de correspondances au cours duquel je lui envoie des tirages des photos prises par son père, et il me les retourne annotées...
Jean Poyet met facilement ses enfants alors très jeunes en scène. Ici, Fernand qui a 18 mois semble cuver, la bouteille de champagne Mercier équipée d'une tétine reposant sur son bras...
Il avait réalisé une série dont cette vue est le seul témoignage: le bébé équipait la bouteille d'une tétine, buvait, et enfin s'endormait.
N'est-ce pas de la Publicité fort créative ?

Marguerite, soeur aînée de Fernand en nymphe bacchique ( 1905 ou 1906

Fernand Poyet en 1910


Contrairement aux prises de vues professionnelles, les photographies personnelles de Jean Poyet ne sont pas toujours datées, et le témoignage de son fils Fernand sera capital pour la mise en place d'une chronologie.
En Août 91, je fais le voyage à Cannes où je suis reçu par Fernand Poyet et son épouse. Pendant la journée que je vais passer avec eux, j'enregistre leur témoignage, leurs souvenirs.
C'est ainsi que j'apprends que Jean Poyet était fils d'un coiffeur de Saint Etienne, et qu'il avait quatre frères. Il a un oncle, Louis Poyet, célèbre graveur de la deuxième moitié du 19° siècle, dont deux des fils continueront son oeuvre.
On retrouve d'ailleurs dans la Revue Nature, de nombreuses gravures signées Louis Poyet .
Le photographe, Jean Poyet
Le graveur, Louis Poyet. Voyez le clin d'oeil de l'oncle et du neveu qui se distinguent par la direction des queues des lettre T et Y
L'une des innombrables gravures de L Poyet parues dans la revue "La Nature"
Jean Poyet commença son apprentissage en 1887 chez Chéri Rousseaux, à Saint Etienne avant de travailler à Caen en 1890, puis à Paris à partir de 1894 avec de grands maîtres tels que Daireaux et Benque, contemporains de Nadar. C'était un retoucheur talentueux, comme beaucoup de photographes de cette époque.
Mais laissons la parole à Fernand Poyet qui parle des débuts de son père :
" Il travaillait à Paris pour des photographes. Il était retoucheur, surtout. Il retouchait les clichés, les agrandissements. Ma Mère et lui habitaient un tout petit logement, rue des Petits Champs, je crois. Papa nous disait que quand il voulait changer de chemise, il fallait qu'il ouvre la porte du vestibule parce qu'il n'y avait pas beaucoup de place. Il blaguait toujours un peu. Moi, j'étais sur le point d'arriver au monde, puisque je suis né en 1902 à Epernay. Alors que Maman m'attendait, Papa était en pourparlers pour partir à Rio de Janeiro.
- Pour s'installer comme photographe ?
- Oui, ou du moins pour y trouver un bon emploi. Evidemment, dans son état, Maman n'était pas très chaude pour s'en aller là-bas, et puis il y a eu ce vieux photographe d'Epernay qui était malade. Il fallait qu'on lui donne un lavement. Le médecin avait prescrit du laudanum, je crois. Les personnes qui s'occupaient de lui ont dû se tromper. Comme il y avait beaucoup de produits chimiques, du carbonate, de l'alun, du chlorure d'or, enfin énormément de produits divers, elle lui ont fait un lavement avec je ne sais quoi et il en est mort...
En tous cas, les deux dames ont mis en vente très bon marché le fonds de commerce.
Par la suite, Papa m'a dit qu'elles lui avaient vendu çà le prix de cet objectif que vous avez vu sur cette photo, là... "
Et c'est ainsi que pendant des heures, j'ai pu recueillir un témoignage précieux qui donne un éclairage plein d'humanité à tant de documents. C'est un peu comme si le verbe illuminait l'image !
Un étonnant concours de chapeaux organisé par le journal Le Matin (ou la librairie Péroche) en juin 1928. Ici, les trois premiers prix.
 
 
 

Accident de voiture survenu le 30 janvier 1936. Le verglas, peut-être ? Mais que les carrosseries étaient solides, à l'époque !

 
 
Il n'est pas inutile de noter que le Fonds photographique Poyet est sans doute l'un des plus importants de France. C 'est 100 000 prises de vues sur un secteur relativement bien limité, toutes identifiées...
 
Comment ne pas frémir en apprenant que, quelques années avant le sauvetage du fonds Poyet, celui de Franjou, contemporain de Poyet installé à Ay , auteur d'innombrables clichés de cartes postales a fini à la décharge, les plus grands négatifs sur verre étant récupérés et soigneusement grattés pour faire des chassis de jardin !
 
C'est sans doute la photo la plus "hard" du fonds Poyet. Elle porte le numéro746 et fut prise le 17 juillet 1904, et je ne vous dirai pas qui c'est ...
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