PARIS PORT DE GUERRE (article paru dans la revue "La Nature" en 1887) retour à la page d'accueil du site

La question de " Paris port de mer " est à l'ordre du jour. On médite la création d'un canal de dimensions majeures, d'un fleuve artificiel qui serait, pour Paris ce que la Tamise est pour Londres; et l'Escaut, pour Anvers. On se propose d'ouvrir, aux portes mêmes de notre capitale, un port muni de docks, de bassins, de formes de radoub, de l'outillage le plus complet.

D'éminents économistes ont exposé quels seraient, au point de vue des intérêts de l'industrie et du commerce national, les bienfaits de cette œuvre grandiose dont l'accomplissement est bien de nature à clore glorieusement notre dix-neuvième siècle, qui sera dit un jour le siècle des merveilles. Des ingénieurs ont démontré qu'une heureuse solution de la question posée, offrirait à la ville de Paris le moyen de résoudre ou plutôt de trancher d'un coup nombre d'autres questions pendantes,.notamment celles des égouts, des eaux, de l'éclairage, etc.

Outre les avantages à provenir du fait de ces améliorations matérielles, Paris port de mer aurait à recueillir, à bref délai, le bénéfice moral d'une transformation de ses procédés commerciaux.

Des marins ont reconnu de quelles propriétés précieuses jouirait un port militaire ouvert à l'intérieur du camp retranché de Paris, de ce Paris que ses immenses ressources industrielles semblent naturellement appeler a tenir un rôle d'arsenal maritime et qui ne manquerait point de devenir, à bref délai, le plus grand arsenal du monde.

Reste a faire ressortir quelle est, au point de vue des intérêts de la défense du territoire national, l'importance de Paris " port de guerre ". Question capitale qui, de l'aveu de M. le rapporteur de la sixième Commission, échappe, du fait même de sa nature, a la compétence du Conseil municipal.( Rapport en date du 24 mars 1887, présenté par M. Guichard, au nom de la sixième Commission sur divers projets adressés au Conseil municipal de Paris et relatifs à l'établissement d'un port maritime).

Si l'on veut qu'elle puisse jouir de propriétés véritablement militaires, la communication maritime qu'il s'agit d'ouvrir ne doit être embarrassée d'aucun obstacle. Elle ne saurait, en conséquence, admettre la gêne d'aucune écluse.

Des écluses!... L'ennemi peut, en effet, aisément les détruire. Chaque sas comporte, comme on sait, deux appareils de fermeture, et ces appareils sont fragiles à ce point que l'explosion d'une petite torpille, d'une simple cartouche de dynamite suffit à les mettre hors de service. Or pareille destruction aurait pour effet de, mettre à l'instant le canal à sec ou, tout au moins, d'abaisser le plan d'eau à tel niveau que les navires de guerre n'y pussent plus circuler.

En admettant qu'un accident de cette nature ne soit pas à craindre, il convient d'observer que le passage de chacun des sas entraîne, outre des chances d'avaries, une perte de temps qui peut s'évaluer à une demi-heure au minimum. Or un navire de guerre ne saurait être ainsi condamné, par intervalles, à l'immobilité. La définition même de son service lui commande de se refuser à subir la moindre obligation de pause ou de retard. La route qui lui est offerte doit pouvoir se pratiquer à telle vitesse qu'il juge convenable; elle doit être absolument libre, dégagée de tous impedimenta, obstructions ou barrières.

Admettons qu'un navire de guerre puisse consentir, en certains points déterminés, des temps d'arrêt gênants, il est évident que chacune des écluses appelées à fonctionner va sur-le-champ servir d'objectif à l'ennemi; que, si solidement construit qu'il soit, l'ouvrage hydraulique considéré sera vite ruiné par un tir convergent de projectiles à mélinite ou fulmi-coton.

Chaque écluse, dit bien M. le rapporteur, " sera protégée au milieu d'ouvrages défensifs, de telle sorte qu'elle soit absolument, à l'abri des tentatives de l'ennemi. " Eh bien, c'est là, nous le déclarons sans ambages, exprimer une espérance absolument chimérique. Or, en pareille matière, il importe de ne point se leurrer, de ne point s'exposer a de cruels mécomptes. Disons-le donc bien haut, il n'est plus aujourd'hui d'ouvrage de fortification capable de couvrir convenablement une écluse ; il n'est plus possible de concevoir une forteresse organisée de façon à tenir longtemps sous le coup d'une grêle d'obus à charge de matières brisantes. Ce qu'il importe de préparer, c'est une défense mobile des plus sérieuses et, par conséquent, ainsi que nous l'avons dit, rien ne doit faire obstacle à la mobilité de nos navires de guerre.

Les projets de canal examinés par la sixième Commission du Conseil municipal de Paris sont ceux de MM. Douhet, Carro, Gourdon, Labadie et Bouquet de la Grye.

Le projet de M. Labadie est celui d'une communication maritime à niveau entre le Havre et Paris ; il satisfait, en conséquence, à toutes les conditions du problème, tel qu'il doit être militairement posé, et c'est de ce projet que nous allons donner une analyse succincte1. Suivons d'abord le tracé qu'il comporte.

Paris port de guerre, article de 1887, revue La Nature

A partir du Havre ou, plus exactement, de la pointe sud du banc d'Amfard, le canal Labadie traverse la plaine de l'Eure, emprunte le canal de Tancarville et se confond ensuite jusqu'à Rouen avec le cours de la Seine, sauf de Guerbaville à Saint-Paul, points entre lesquels il coupe la presqu'île de Jumièges. De Rouen à Paris, le tracé coupe de même les presqu'îles d'Oissel, des Andelys, de Rolleboisc, de Poissy, du Vésinet, de Gcnnevilliers et aboutit à la hauteur de Saint-Ouen entre Saint-Louis et As-nières, c'est-à-dire à 1500 mètres des fortifications. Sa longueur est de 230 kilomètres, soit 1.58 kilomètres de moins que le développement total du cours de la Seine de Paris à la mer.

Le port à créer au Havre se compose de deux rades, chacune d'un kilomètre de long sur 400 mètres de large et destinées : l'une, à la montée; l'autre, à la descente. Ces deux rades sont, bien entendu, "reliées aux bassins existants. Quant aux fortifications de la place, il faut les remanier afin de parer au danger du bombardement desdites rades et de la destruction du barrage de Tancarville dont il sera parlé tout à l'heure. 11 convient de créer, à cet effet, deux groupes d'ouvrages : l'un, à Tancarville pour couvrir ledit barrage-déversoir; l'autre, à Honfleur pour défendre l'entrée du canal maritime. Ce canal s'élargit à la hauteur de Rouen et, en amont de Rouen, à Oissel, Aude, Vernon, Mantes, Denouval, de manière à former " port " en chacun de ces points.

Quant au port de Paris, il lui est attribué 166 hectares de superficie et 16 kilomètres de quais. Cette vaste étendue d'eau à niveau de la mer comprend six bassins distincts, dont trois - de 77 hectares et de plus de 7 kilomètres de quais - sont exclusivement réservés aux grands navires de guerre - cuirassés, croiseurs, torpilleurs, etc., - qui y mouillent en sûreté parfaite.

Le profil en long permet aux bâtiments du plus fort tirant d'eau d'entrer dans le canal même par les plus basses mers d'équinoxe et d'aller du Havre à Paris sans avoir à pratiquer ni portes de marées, ni écluses. De l'entrée sise au banc d'Amfard jusqu'à la plaine de l'Eure, le plafond est, en effet, maintenu à 9 mètres au-dessous du zéro des cartes marines, de sorte que, à toute heure de jour et de nuit, les navires peuvent facilement atteindre la rade de montée qui s'étend au sud du Havre. Du Havre à Paris, le plafond est reporté à 5 mètres au-dessous du zéro des cartes. Un barrage-déversoir muni de portes de marées est organisé au Havre entre les rades de montée et de descente; un autre barrage tout semblable est établi à Tancarville, en aval du débouché du canal dans la Seine. Le système de ces ouvrages hydrauliques permet de maintenir les eaux du fleuve et celles du canal à 6 mètres au-dessus du zéro, d'où il. suit que, du Havre à Paris, le mouillage minimum est de 9 mètres.

Du banc d'Amfard à la rade de montée, le plafond du canal mesure 200 mètres de large et, par conséquent, trois navires de guerre du plus fort échantillon peuvent facilement s'y croiser ou marcher de conserve. De là jusqu'à Paris, le profil en travers assure à ce plafond une largeur constante de 85 mètres, dimension voulue pour le facile croisement ou la marche de conserve de deux navires de premier rang. La largeur au plan de flottaison est, au minimum, de 105 mètres, c'est-à-dire égale à celle de la Seine au pont de Solférino, et plus grande que celle de l'avenue de Paris, à Versailles; elle atteint 161 mètres au moment des grandes crues.

Pour des motifs d'ordre divers, le projet Labadie a, suivant l'expression de l'honorable M. Guichard, été " écarté d'une façon absolue par le Conseil des ponts et chaussées ". Ces motifs, qui, sans doute, ont leur valeur technique, il ne nous appartient pas de les discuter, et nous désirons ne pas quitter le terrain sur lequel nous nous sommes placé. N'envisageant donc que le côté militaire de la question, nous répétons que le projet considéré comporte une solution plausible. Quant à la raison économique qu'on peut nous opposer, nous ne saurions non plus la prendre en considération, attendu que, en matière de création de moyens de défense nationale, le prix de revient ne saurait fournir qu'un élément d'appréciation essentiellement secondaire. On dit que les travaux à exécuter coûteraient cher; mais ne seraient-elles pas bien plus chères, les conséquences d'une guerre malheureuse? Nous savons ce que nous ont coûté les événements de 1870-1871, et la ville de Paris doit savoir ce qu'elle a dépensé pendant le siège. Elle n'a pas oublié sans doute que, au lendemain de l'ouverture de ses portes, elle a dû verser aux Prussiens la somme de deux cents millions.

Nous avons exprimé tout à l'heure que la réalisation du projet de " Paris port de guerre " serait favorable au succès des opérations de défense de notre territoire national. Il convient de donner à cet égard quelques explications sommaires.

Dans l'hypothèse, malheureusement admissible, d'un nouveau siège de Paris, le canal maritime nous donnerait le moyen de réunir, avant toute menace d'investissement, d'immenses approvisionnements dans la place. Un navire de 2000 tonnes comporte, en effet, un chargement cinq ou six fois plus grand que celui d'un train ordinaire de marchandises sur l'une quelconque des voies ferrées de notre réseau national. Admettons, si l'on veut, que notre escadre d'observation ait été battue et que, avant l'arrivée à la rescousse du reste de nos forces navales, la flotte ennemie ait pu former, au Havre, le blocus de l'entrée du canal, Paris ne demeurerait pas moins, durant un intervalle de temps appréciable, en communication avec notre riche province de Normandie, d'où un stock considérable de vivres affluerait, par le canal, dans le camp retranché. Mais il est permis de croire que cette voie navigable restera libre et permettra, en conséquence, le ravitaillement indéfini de la place menacée. Cela étant, Paris ne pourrait plus, ainsi qu'il l'a été en 1871, être réduit par la famine.

Le canal, avons-nous dit, est à niveau de Paris au Havre; il est sans écluses et, par conséquent, librement, facilement praticable aux navires de guerre; mais cela ne suffit pas. Il faut encore pourvoir à l'organisation défensive de cette communication maritime. Dans cet ordre d'idées, chacune des rives est munie, d'un chemin de fer et ledit chemin est couvert par un rideau formé d'un épaulement de campagne. Sur cette voie circulent des bouches à feu de gros calibre montées sur affûts à éclipse et plates-for mes roulantes. On peut de môme y faire marcher des batteries cuirassées également roulantes1. Ainsi bordé de parapets collatéraux, le canal affecte la disposition d'une vaste double-capon-nière pourvue d'une défense mobile extrêmement respectable. Quelle est, en effet, l'artillerie de campagne qui oserait entrer eu lutte avec les gros calibres en batterie sur les voies ferrées ou à bord des navires?

Il est donc permis d'affirmer que l'ennemi ne saurait songer à tenter le franchissement de l'obstacle. Dès lors point d'investissement possible. Or l'investissement est le premier acte nécessaire, indispensable de toute attaque, que cette attaque doive s'opérer par voie de bombardement, de blocus ou de siège régulier; sans un investissement préalable aucune chance de succès. D'où il est permis de conclure que Paris n'aurait pi-us guère d'insulte à redouter de la part d'un envahisseur. Or Paris est, jusqu'à certain point, le palladium de la France.

Lieutenant-colonel HENHEBERT.

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