La Cruche, de Francis Ponge :

Pas d'autre mot qui sonne comme cruche. Grâce à cet U qui s'ouvre en son milieu, cruche est plus creux que creux et l'est à sa façon.
C'est un creux entouré d'une terre fragile : rugueuse et fêlable à merci.
 
Cruche d'abord est vide et le plus tôt possible vide encore.
Cruche vide et sonore.
Cruche d'abord est vide et s'emplit en chantant.
De si peu haut que l'eau s'y précipite, cruche d'abord est vide et s'emplit en chantant.
 
Cruche d'abord est vide et le plus tôt possible vide encore.
C'est un objet médiocre, un simple intermédiaire.
Dans plusieurs verres (par exemple) alors avec précision la répartir.
C'est donc un simple intermédiaire, dont on pourrait se passer. Donc, bon marché ; de valeur médiocre.
 
Mais il est commode et l'on s'en sert quaotidiennement.
C'est donc un objet utile, qui n'a d'autre raison d'être que de servir souvent.
Un peu grossier, sommaire ; méprisable ? - Sa perte ne serait pas un désastre...
La cruche est faite de la matière la plus commune ; souvent de terre cuite.
Elle n'a pas les formes emphatiques, l'emphase des amphores.
C'est un simple vase, un peu compliqué par une anse ; une panse renflée ; un col large
- et souvent le bec un peu camus des canards . Un objet de basse-cour. Un objet domestique.
 
La singularité de la cruche est donc d'être à la fois médiocre et fragile : donc en quelque sorte précieuse.
Et la difficulté, en ce qui la concerne, est qu'on doive -car c'est aussi son caractère - s'en servir quotidiennement.
 
        Il nous faut saisir cet objet médiocre (un simple intermédiaire, de peu de valeur, bon marché), le placer en pleine lumière, le manier, faire jouer ; nettoyer, remplir, vider.

 
Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. Elle périt par usage prolongé.
Non par usure : par accident. C'est-à-dire, si l'on préfère, par usure de ses chances de survie.
C'est un ustensile qui périt par une sorte particulière d'usure : l'usure de ses chances de survie.
Ainsi la cruche, qui a un caractère un peu simple et plutôt gai, périt par usage prolongé.
Certaines précautions sont donc utiles pour ce qui la concerne.
Il nous faut l'isoler un peu, qu'elle ne choque aucune autre chose. L'éloigner un peu des autres choses.
Pratiquer avec elle un peu comme le danseur avec sa danseuse. En rapports avec elle, faire preuve d'une certaine prudence, éviter de heurter les couples voisins.
Pleine elle peut déborder, vide, elle peut casser.
Il ne faut pas, non plus, la reposer brusquement... lui laisser trop peu de champ libre.
 
         Voilà donc un objet dont il faut nous servir quotidiennement, mais à propos duquel, malgré son côté bon marché, il nous faut pourtant calculer nos gestes. Pour le maintenir en forme          et qu'il n'éclate pas, ne s'éparpille pas brusquement en morceaux absolument sans intérêt, navrants et dérisoires.

 
Certains, il est vrai, pour se consoler, s'attardent - et pourquoi pas, - auprès des morceaux d'une cruche cassée :
notant qu'ils sont convexes... et même crochus...pétalliformes..., qu'il y a parenté entre eux et les pétales des roses, les coquilles d'oeufs... Que sais-je ?
Mais n'est-ce pas une dérision ?
 
        Car tout ce que je viens de dire de la cruche, ne pourrait-on dire, aussi bien, des paroles ?

 
 

 
Omar Khayam, poète Persan ( 1022- 1124)

 
Hier au bazar, j'ai vu un potier
Qui foulait l'argile sous ses pieds.
Et celle-ci lui disait dans son langage :
" J'ai été comme toi. Ménage-moi.
 
Charles Guérin " L ' Homme intérieur " Paris, Mercure de France, 1905
 
Si tu veux voir un vase aux belles formes naître,
Suis-moi dans l'atelier jusqu'à cette fenêtre
Où l'ébaucheur travaille assis devant le jour.
Il jette un pain de terre onctueux sur son tour,
Le mouille, et, résistant à l'effort du mobile,
Elève entre ses mains la frissonnante argile.
D'un pouce impérieux il l'attaque en plein coeur,
La creuse et la façonne au gré de sa vigueur.
Regarde, sous l'active étreinte qui la guide,
Le vase épanouir sa grâce encor liquide.
Tandis qu'il l'arrondit de la paume au-dehors,
Ses doigts joints et courbés en polissent les bords.
L'argile cependant, sans relâche arrosée,
Comme un miroir voilé reflète la croisée.
Souple et svelte, le col jaillit des flancs égaux ;
Il chemine en faisant onduler ses anneaux.
Menée au plus haut point déjà, sa tige molle
Expire, et le potier la renverse en corolle.
Le tour s'arrête. Alors, et prenant un répit,
L'humble maître, content de son oeuvre, sourit.
 

 

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