Des Bouteilles de seize mille litres !
(article paru dans "Lectures pour tous" en novembre 1901)
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Tandis que nous gardons le vin dans des tonneaux de bois, les Espagnols les conservent dans d'énormes vases d'argile appelés "tinajas".
Faute de magasins assez grands pour les contenir, on les aligne, au sortir de la fabrique, sur les places publiques, où elles demeurent en attendant l'acheteur.
Chez les Hébreux, lorsque le raisin avait été pressé dans une auge de pierre par cinq hommes travaillant en mesure au son des instruments, on recueillait le jus dans de grandes cruches en terre, et on l'y laissait fermenter ; quelquefois, on le faisait cuire, de manière à le réduire à l'état sirupeux.
Les Grecs, quand le vin sortait du pressoir, le versaient dans des récipients de terre cuite si grands qu'un homme pouvait facilement s'y cacher et que les mendiants venaient souvent s'y réfugier. Ainsi s'explique la triste aventure de Piasos noyé par sa fille dans une jarre de vin, et l'histoire de Diogène vivant dans une barrique.
Les récipients, pointus à la base, étaient enfoncés dans la terre, afin d'être le moins possible en contact avec l'air ; deux anses étaient placées sur les côtés du col.
Les Romains agissaient d'une façon un peu différente. Quand le vin avait fermenté une année ou deux dans les grands vaisseaux de terre cuite, ils proédaient au soutirage en le transvasant avec précautions dans de longues cruches à deux anses badigeonnées à l'intérieur avec de la poix fondue, et terminées en pointe de façon à pouvoir être enfoncées dans le sable. De ces cruches, bouchées avec du liège ou de l'argile enduite de plâtre, l'une, appelée "amphora", contenait 80 pintes environ, soit 800 litres, et recevait le vin de très bonne qualité ; l'autre, en forme de pomme de pin, ou "cadus", pouvait contenir 1600 litres et recevait le vin ordinaire.
Une fabrication qui remonte au déluge.
Il n'est pas besoin d'aller fort loin de chez nous, pour trouver, sous sa forme la plus pittoresque, l'usage de renfermer le vin dans des jarres de terre de dimensions colossales.
En Espagne, en effet, ce ne sont plus de simples amphores de 1 ou 2 m de hauteur, contenant 100 à 500 litres, ce sont des vases gigantesques qui ont au moins 5 m de hauteur, 3 de largeur, et ne renferment jamais moins de 1000 litres, et peuvent en contenir jusqu'à 16 000 ! On les appelle des "Tinajas". Nous pouvons en France nous en faire une idée en allant au Musée céramique de Sèvres voir la Tinaja qui a été donnée par le baron Taylor. Elle mesure 3 m de haut et 3,50 m de circonférence : sa contenance est de 4 137 litres...

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Le descente de la fabrique. Les ateliers où se font les tinajas sont situés au premier étage de la fabrique. Aussi la descente des pièces moulées est-elle pleine de difficultés. Soutenue par des cordes et des pièces de grosse toile, la tinaja glisse sur des planches garnies d'un épais tapis et arrive ainsi sans encombre jusqu'à terre.
Une seule ville fabrique ces monstrueuses amphores, Colménar de Oréja, cité de 20 000 habitants, à 50 km au sud-est de Madrid, dans un pays des plus fertiles et qui pourtant n'a pas encore de chemin de fer. Le vin y est si abondant qu'un litre coûte 4 centimes, 15 au plus ; par contre, l'eau est si rare que la quantité nécessaire aux besoins du ménage se paie de 30 à 40 centimes par jour...
La tinaja existait à l'époque des Romains, elle existait peut être avant eux, elle a résisté à l'invasion arabe, elle a connu la splendeur de la Maison d'Autriche, elle a vu les grenadiers de Napoléon. Indifférente aux terreurs et aux révolutions, elle a gardé les mêmes dimensions et les mêmes aspects que jadis. Un document de 1645 révèle que la fabrique de Touras Mendiata construisait des tinajas de 1000 litres. Elle fabriquait il y a dix huit siècles des tinajas, elle en fabrique encore. Seulement, comme l'étendue des vignobles a augmenté, au lieu d'en fabriquer 100 000, elle en fabrique cinq fois plus.
De même, au commencement du dernier siècle, Colménar de Oréja abritait cinq fours, où l'on cuisait de 25 à 30 fournées par an, et le personnel employé était de 30 à 40 hommes. Les amphores pouvaient alors contenir 2500 litres. On en conserve encore de ce modèle dans les vieilles maisons.
Aujourd'hui, quarante fours, quatre fois plus grands, se dressent dans les faubourgs. Cinq cents hommes s'agitent et se pressent durant toute l'année sur ces chantiers, moulant, coulant, fondant ; et ce nombre est au moins doublé pour le temps de la cuisson en août et septembre. A cette époque, en effet, 250 fournées sont cuites en l'espace de quarante jours, et chacune comprend 28 à 30 amphores de 9 600 à 12 800 litres...

Une Tinaja de 4 000 litres.

La tinaja, dont les partois sont à peine sèches, est descendue de la fabrique et va partir pour le four. Celle que représente notre gravure a une contenance de 4 000 litres et mesure 4,10 m de hauteur sur 2,60 m de large.

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Des ouvriers qui travaillent dans le grand
Vers le mois d'octobre, l'ouvrier mouleur s'installe à son établi : il y restera jusqu'en juillet. Il n'emploie pas de tour. Pour seul outil, il a un morceau de bois épais de 5 cm et long de 20 sur 10 de large. Un paquet de pâte, amalgame de terre et de sable, semblable à celle qu'on utilise pour toutes les poteries, est devant lui.
Tout d'abord, l'homme pratique dans cette pâte un trou profond et large. Alors, la main gauche prisonnière dans ce trou, et servant de point d'appui, il pétrit de l'autre main avec son morceau de bois la paroi extérieure. Il commence par la partie inférieure, la base circulaire, qui doit avoir 20 cm de diamètre, et, indiquant l'inclinaison de la ligne suivant la dimension que doit avoir la tinaja, il fait prendre au vase, en se servant seulement de ses mains et avec une sûreté remarquable, la forme ovoïde qu'ont généralement les amphores.
Quand il atteint la hauteur de 40 cm, il s'arrête, place des chiffons humides sur la pâte non modelée encore, ainsi que font les sculpteurs, et laisse le reste à découvert pour sécher et durcir.
Il attaque une autre base. Quand il a terminé toutes les bases de la fournée, il revient à la première, l'augmente de 40 cm, l'abandonne de nouveau, passe à une autre, et ainsi de suite.
La construction d'une seule venue est impossible ; la partie inférieure ne supporterait pas le poids effrayant de l'ensemble, et le tout s'écroulerait. Pour éviter l'écartement inévitable qui se produirait dans la moitié inférieure, chacun de ces étages successifs de 40 cm est muni d'une corde qui reste incrustée dans la pâte. Une grande ouverture, entourée d'un gros boudin, termine la partie supérieure. C'est par là que l'on entre, à l'aide d'une échelle, pour nettoyer l'intérieur. La tinaja a été faite sans prendre aucune mesure, et pourtant, à un litre près, l'ouvrier énonce la capacité d'une amphore qu'il vient d'achever.
Voilà notre tinaja fabriquée. Nous sommes au mois d'août. Il faut la cuire maintenant. Imaginez, si vous le pouvez, cette masse énorme qui contient près de 10 000 litres et pèse 2 000 kg.
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Comment la transporter du premier étage où elle est née au four qui est souvent éloigné ? Des ouvriers, dont c'est la seule fonction, le dos recouvert d'une espèce de matelas, la poussent à coups d'épaules, lentement, à reculons. Parfois aussi, ils entourent comme d'un anneau la partie inférieure de l'amphore d'un grand filet en grosse corde ; chacun en saisit un bout, et avec un ensemble impeccable, à la voix d'un chef, ils entraînent la pièce et la mènent jusqu'à la porte du four.

Pour remplir un four de trente tinajas qui y cuiront, dix heures sont nécessaires. le four chargé est fermé avec des briques en terre réfractaire qui forment une cloison épaisse de 15 cm et est allumé avec des fagots de bois mince, des sarmentsde vigne dont le pays abonde, des herbes, du thym, du romarin, des branches de pin et de chêne sauvages. La consommation de bois est telle que le pays commence à n'y plus suffire. Si l'on calcule que, pour une seule fournée, il en faut 2500 kg, on obtient 6 250 tonnes pour les 250 fournées de l'année. Il faut avoir recours aux forêts avoisinantes, et depuis dix ans, le prix de cette matière a doublé.

La cuisson dure trente heures ; les trente heures écoulées, on commence à ouvrir les conduits supérieurs, et, quatre ou cinq jours après seulement, on vide le four encore chaud et on le charge de nouvelles amphores. Il n'y a presque jamais d'insuccès. A la fin septembre, toutes les fournées sont cuites.

Les pièces cuites sont mises dans un magasin ouvert à tous les vents. Souvent même, à cause du manque de place, elles restent autour des fours, sur les places des faubourgs.

Elles ne demeurent pas longtemps sans utilité. Hâves, déguenillés, des familles de bohémiens arrivent... L'hiver est venu, amenant avec lui, pluies, neige, gelées et vent. Les pauvres diables ne savent pas où coucher. Ils implorent de la municipalité la permission d'élire domicile dans les tinajas, et la municipalité le leur accorde. Alors, ils s'introduisent par l'ouverture, ils arrangent avec de la paille et des herbes sèches leur chambre à coucher, et le soir, à l'abri du froid, de la bise et de la neige, ils transforment les bouteilles hospitalières en dortoirs...

Les tinajas remplacent encore les citernes. On y conserve l'huile, le vinaigre, les légumes, les fruits séchés. On en fait aussi des baignoires.
Théophile Gautier raconte d'une manière très amusante ce qui lui arriva à Grenade, dans un établissement de bains assez joliment arrangé, avec des cabines disposées autour d'un patio ombragé d'un plafond de pampres et occupé en grande partie par un réservoir d'une eau fort limpide. " Jusque là, tout allait bien - dit l'écrivain - mais en quoi pensez-vous que pouvaient être les baignoires ? en cuivre, en zinc, en pierre, en bois ? Pas du tout, vous n'y êtes pas ; nous allons vous le dire car vous ne devineriez jamais. C'était d'énormes jarres d'argile comme celles où l'on conserve l'huile ; ces baignoires d'un nouveau genre étaient enterrées jusqu'aux deux tiers à peu près de leur hauteur. Avant de nous empoter dans ces cruches, nous les fîmes garnir d'un drap blanc, précaution de propreté qui parut extrêmement bizarre au baigneur, et que nous eûmes besoin de lui recommander plusieurs fois pour nous faire obéir, tant elle l'étonnait.
Nous nous tenions accroupis dans nos pots, nos têtes passant en dehors, à peu près comme des perdrix en terrine, et je compris l'histoire d'Ali Baba et les Quarante voleurs, qui m'avait toujours paru un peu difficile à croire et fait douter un instant de la véracité des Mille et Une nuits..."
Après avoir servi à ces usages variés, on comprend que la tinaja, avant de recevoir le vin, ait besoin de subir certaines préparations.

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Donc on la fait chauffer, et on y jette un mélange de poix et de résine en poudre, el empego, sorte d'enduit qui fond à la chaleur et s'applique en vernis contre la paroi. En meme temps, on pratique un trou dans la partie inférieure pour extraire le vin, au moment venu.

Si la tinaja doit renfermer de l'huile, il suffit de l'imbiber d'eau à plusieurs reprises, et cette préparation, qui rend la terre moins poreuse, forme, elle aussi, une couche brillante qui retient l'huile, lors même que l'eau paraît entièrement évaporée. C'est sans doute la nature poreuse de l'argile des jarres qui a donné naissance à ce proverbe espagnol : " La jarre neuve boit toujours avant son maître".

De grands chars solides, des carros, emportent les tinajas dans les pays voisins, jusqu'à la mer, et les étrangers qui les voient passer, traînés lentement par deux boeufs qui pique parfois le conducteur en chantant, se demandent tout surpris de quelle époque reculée vient ce vase gigantesque, qui semble avoir été construit par quelque géant et qui, sur le char qui l'emmène, monte aussi haut que les arbres de la forêt...

 

 

article paru dans "lectures pour tous" de novembre 1901

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